Jean Marquès par Alexandre Desson

“Jean Marquès fait partie des artistes sans programme. Extraites du continuum de la vie quotidienne, ses images ne présentent rien qui soit spectaculaire, aucune forme que nous ignorons, aucun surprise thématique. Une table sous une fenêtre ouverte. Une nappe à carreaux, des pelures de clémentine. Un ventilateur dans l’ombre. Un livre, un stylo, une tasse et deux verres à moitié vides. Les couleurs sont fidèles, l’image nette, le grain absent. La mise au point est faite sur la table, qui concentre l’attention. L’effet de réel, l’invitation séduisante de la photographie sont à leur comble. Le photographe n’existe plus et il faut un effort de pensée pour l’imaginer à l’oeuvre. Dans d’autres images il existe davantage : dirigiste, il cadre plus serré, montre avec insistance, tourne autour de son sujet.

Qu’elles relèvent de l'un ou de l’autre ensemble, les photographies de Jean Marquès ont en commun une attention aiguë à la manière dont la lumière frappe un objet. L'obstination et la technique avec laquelle le photographe place sous nos yeux ces états de choses nous mène à cette évidence d'un monde qui chute et dont l'indice de la chute est la variation de la lumière. Si elles sont calmes, ces images sont traversées par l'instabilité. Les temps calmes pourraient ainsi être définis comme les rares épisodes de relâchement où il est possible de s'ouvrir à cette expérience de la précarité, au caractère transitoire des états du monde. La nature morte, un genre pratiqué par le photographe, expose précisément cette mutation constante. Arrachés au règne mystérieux et démesuré de l'extérieur, les consommables ne sont pas encore digérés par la machine de familiarisation qu'est la cuisine : leur statut est en équilibre entre deux espaces. Ils sont périssables et la nature morte nous étreint par la prescience de cette destination - consommation ou perte - qui créé excitation ou mélancolie. Les objets apparaissent figés dans un mouvement qui n'est que la chute du temps que les choses, dans un monde qui ignore la stabilité.

La pratique de la photographie se confond ici avec une pratique spirituelle, qu'on peut appeler une mystique du réel. Dans leur dénuement, leur précision et leur rapport à la nostalgie, les photographies de Jean Marquès envoient vers un phénomène invisible, un secret manifeste qui n'est autre que l'évanescence. La photographie est-elle une conjuration ? Cela se peut. Elle offre cette capacité de fixation qui aide à endurer l'inéluctabilité du mouvement. Autre possibilité : la photographie comme manière de canaliser le sentiment débordant d'un sacré dans le quotidien, dans l'apparition des choses, aussi banales soient-elles.

L’adhésion du photographe à ses images est indubitable : n’y figure que ce qui est aimé. Enfin son attachement viscéral aux procédés argentiques trouverait ici la raison d’une conduction ininterrompue de la lumière. La pratique, tant dans ses procédés que dans la teneur de ses images, répondrait alors à un besoin d’ordre, de classement par ordre d’importance. Dans les deux cas, elle présente un caractère de nécessité qui éclaire l’obstination du photographe. Recherche d’un rapport au monde, elle se confond avec la vie sur laquelle elle se fonde et qu’elle transfigure.

À l'heure du préfixe post-, indicateur d'une crise qui n'a pas épargné la photographie, cette production semblerait presque passéiste, accrochée à une littéralité et à d'anciens procédés de la photographie. Ce serai alors manquer l'enjeu du travail. Celui-ci nous rappelle que la photographie ne saurait jamais être épuisée dans son potentiel. Le principe de cette résistance est simple : un médium ne peut être rendu obsolète par aucun autre, étant étendu que chacun représente une modalité spécifique de l'indication. Dans la diversité de la production artistique contemporaine, Jean Maures revendique la liberté d'user d'un médium, de solliciter, encore et encore, les potentialités qu'il recèle et de rappeler que, comme la littérature, la photographie est interminable."⁠

Alexandre Desson, Paris, septembre 2023

« Ça vaut comme pratique et ça vaut comme beauté. Coup double, de toute façon. »
— Denis Roche, La photographie est interminable, Seuil, 2007

Ces 3 photographies de Jean Marquès sont en vente dans La Galerie.

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